El símbolo todo lo permea, particularmente en épocas como ésta. Y es un buen momento para detenernos a pensar en el fondo de nuestros ritos.
En 1951, el 24 de diciembre a las 3 de la tarde, Papá Noel fue colgado de la reja y después quemado en el atrio de la catedral de Dijón, Francia, con el acuerdo del Clero que lo acusó de herético, usurpador y de paganizar las fiestas de la Natividad. Esto se llevó a cabo frente a niños pertenecientes a los orfanatos de la ciudad. Al terminar la ejecución, la Iglesia publicó un comunicado que decía:
"Representando a todos los hogares cristianos de la parroquia, deseosos de luchar contra la mentira, 250 niños, agrupados frente a la puerta principal de la Catedral de Dijón, han quemado a Papá Noel. No se trata de un mero espectáculo, sino de un gesto simbólico. Papá Noel ha sido sacrificado en holocausto. En verdad, el engaño no puede despertar el sentimiento religioso en el niño, y no constituye de ninguna forma un medio de educación. Dejemos que sean otros quienes digan y escriban lo que quieran y hagan de Papá Noel el contrapeso de la vara de castigo. Para nosotros, cristianos, la fiesta de Navidad debe permanecer como la fiesta de aniversario del nacimiento del Salvador."
Por supuesto, el acto dividió a la ciudad y la alcaldía organizó, al día siguiente, una "resurreción" de Papá Noel sobre el tejado del Palacio de Gobierno...
Este suceso provocó uno de los artículos más interesantes escritos por Claude Lévi-Strauss en relación al análisis de las construcciones simbólicas y la estructura social en el mundo contemporáneo.
Como no tenemos los recursos para traducirlo pero consideramos importante su lectura, presentamos aquí el texto, original en francés, publicado con el título “Le Père Noël supplicié” en Les Temps Modernes, Número 77, 1952, pp. 1572-1590.
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Le Père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss
Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :
DEVANT
LES ENFANTS DES PATRONAGES LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE
PARVIS DE LA CATHÉDRALE DE DIJON Dijon, 24 décembre (dép.
France-Soir.)
«
Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la
cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le [p. 1573] parvis.
Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de
plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été
décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père
Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de
paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un
coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche
surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où
la crèche est scrupuleusement bannie.Dimanche à trois heures de
l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé
comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus
coupable ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé
sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À
l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont
voici l’essentiel :
Représentant
tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre
le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la
cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il
ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique.
Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le
mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et
n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres
disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le
contrepoids du Père Fouettard.
Pour
nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire
de la naissance du Sauveur.
L’exécution
du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement
appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires
même chez les catholiques.
D’ailleurs,
cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites
imprévues par ses organisateurs.
L’affaire
partage la ville en deux camps.
Dijon
attend la résurrection du Père Noël, assassiné hier sur le parvis
de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, [p. 1574] à dix-huit
heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé,
en effet, qu’il convoquait, comme chaque année, les enfants de
Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des
toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des
projecteurs.
Le
chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre
parti dans cette délicate affaire. »
Le
jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de
l’actualité; pas un journal qui ne commentât l’incident,
certains même – comme France-Soir déjà cité et, on le sait, le
plus fort tirage de la presse française – allant jusqu’à lui
consacrer l’éditorial. D’une façon générale, l’attitude du
clergé dijonnais est désapprouvée; à tel point, semble-t-il, que
les autorités religieuses ont jugé bon de battre en retraite, ou
tout au moins d’observer une réserve discrète; on dit pourtant
nos ministres divisés sur la question. Le ton de la plupart des
articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si
joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les
enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de
délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la
question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier
les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais
bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. Quoi qu’il
en soit, ces réactions sont si unanimes qu’on ne saurait douter
qu’il y ait, sur ce point, un divorce entre l’opinion publique et
l’Église. Malgré le caractère minime de l’incident, le fait
est d’importance, car l’évolution française depuis l’Occupation
avait fait assister à une réconciliation progressive d’une
opinion largement incroyante avec la religion : l’accession aux
conseils gouvernementaux d’un parti politique aussi nettement
confessionnel que le M.R.P. en fournit une preuve. Les anticléricaux
traditionnels se sont d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion
inespérée qui leur était offerte : ce sont eux, à Dijon et
ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël menacé. Le
Père Noël, symbole de l’irreligion, quel paradoxe! Car, dans
cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui
adoptait un esprit [p. 1575] critique avide de franchise et de
vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la
superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer
que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous
sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très
rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France,
mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que
l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre
société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte;
d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les
autres formes de la vie religieuse; enfin d’essayer de comprendre à
quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et
sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles
l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces
matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où
elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
***
Depuis
trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité
économique est redevenue à peu près normale, la célébration de
Noël a pris en France une ampleur inconnue avant guerre [sic]. Il
est certain que ce développement, tant par son importance matérielle
que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat
direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique.
Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés
aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit;
les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël; les
cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la
semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire; les quêtes de
l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur
les places et les rues; enfin les personnages déguisés en Père
Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands
magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années
encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis,
et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité
foncière entre [p. 1576] les deux mentalités, se sont implantés et
acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont
une leçon à méditer pour l’historien des civilisations.
Dans
ce domaine, comme aussi dans d’autres, on est en train d’assister
à une vaste expérience de diffusion, pas très différente sans
doute de ces phénomènes archaïques que nous étions habitués à
étudier d’après les lointains exemples du briquet à piston ou de
la pirogue à balancier. Mais il est plus facile et plus difficile à
la fois de raisonner sur des faits qui se déroulent sous nos yeux et
dont notre propre société est le théâtre. Plus facile, puisque la
continuité de l’expérience est sauvegardée, avec tous ses
moments et chacune de ses nuances; plus difficile aussi, car c’est
dans de telles et trop rares occasions qu’on s’aperçoit de
l’extrême complexité des transformations sociales, même les plus
ténues; et parce que les raisons apparentes que nous prêtons aux
événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des
causes réelles qui nous y assignent un rôle.
Ainsi,
il serait trop simple d’expliquer le développement de la
célébration de Noël en France par la seule influence des
États-Unis. L’emprunt est un fait, mais il ne porte que très
incomplètement ses raisons avec lui. Énumérons rapidement celles
qui sont évidentes : il y a davantage d’Américains en France, qui
célèbrent Noël à leur manière; le cinéma, les « digests » et
les romans américains, certains reportages aussi des grands
journaux, ont fait connaître les mœurs américaines, et celles-ci
bénéficient du prestige qui s’attache à la puissance militaire
et économique des États-Unis; il n’est même pas exclu que le
plan Marshall ait directement ou indirectement favorisé
l’importation de quelques marchandises liées aux rites de Noël.
Mais tout cela serait insuffisant à expliquer le phénomène. Des
coutumes importées des États-Unis s’imposent même à des couches
de la population qui ne sont pas conscientes de leur origine; les
milieux ouvriers, où l’influence communiste discréditerait plutôt
tout ce qui porte la marque made
in U.S.A.,
les adoptent aussi volontiers que les autres. En plus de la diffusion
simple, il convient donc d’évoquer ce processus si important que
Kroeber, qui l’a identifié d’abord, a [p. 1577] nommé diffusion
par stimulation (stimulation
diffusion)
: l’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle
de catalyseur; c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule
présence, l’apparition d’un usage analogue qui était déjà
présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire. Illustrons
ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet.
L’industriel fabricant de papier qui se rend aux États-Unis,
invité par ses collègues américains ou membre d’une mission
économique, constate qu’on y fabrique des papiers spéciaux pour
emballages de Noël; il emprunte cette idée, c’est un phénomène
de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend dans la papeterie
de son quartier pour acheter le papier nécessaire à l’emballage
de ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et
d’exécution plus soignée que ceux dont elle se contentait; elle
ignore tout de l’usage américain, mais ce papier satisfait une
exigence esthétique et exprime une disposition affective déjà
présentes, bien que privées de moyen d’expression. En l’adoptant,
elle n’emprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume
étrangère, mais cette coutume, sitôt connue, stimule chez elle la
naissance d’une coutume identique.
En
second lieu, il ne faudrait pas oublier que, dès avant la guerre, la
célébration de Noël suivait en France et dans toute l’Europe une
marche ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration
progressive du niveau de vie; mais il comporte aussi des causes plus
subtiles. Avec les traits que nous lui connaissons, Noël est
essentiellement une fête moderne et cela malgré la multitude de ses
caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins
immédiatement, une survivance druidique, car il paraît avoir été
remis à la mode au moyen âge. Le sapin de Noël n’est mentionné
nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle; il passe
en Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement. Littré
paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la
nôtre puisqu’il le définit (art. Noël) comme se disant « dans
quelques pays, d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée,
garnie surtout de bonbons et de joujoux pour donner aux enfants, qui
s’en font une fête ». La diversité des noms donnés au
personnage ayant le rôle de [p. 1578] distribuer des jouets aux
enfants : Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il
est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype
ancien partout conservé.
Mais
le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer
de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance
n’est jamais complètement oubliée. Si, pour Littré, l’arbre de
Noël est presque une institution exotique, Cheruel note de façon
significative, dans son Dictionnaire
Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France (de
l’aveu même de son auteur, un remaniement du dictionnaire des
Antiquités Nationales de Sainte Palaye, 1697-1781) : « Noël...
fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à
une époque récente (c’est
nous qui soulignons), l’occasion de réjouissances de famille »;
suit une description des réjouissances de Noël au XIIIe siècle,
qui paraissent ne céder en rien aux nôtres. Nous sommes donc en
présence d’un rituel dont l’importance a déjà beaucoup fluctué
dans l’histoire; il a connu des apogées et des déclins. La forme
américaine n’est que le plus moderne de ces avatars.
Soit
dit en passant, ces rapides indications suffisent à montrer combien
il faut, devant des problèmes de ce type, se défier des
explications trop faciles par appel automatique aux « vestiges » et
aux « survivances ». S’il n’y avait jamais eu, dans les temps
préhistoriques, un culte des arbres qui s’est continué dans
divers usages folkloriques, l’Europe moderne n’aurait sans doute
pas « inventé » l’arbre de Noël. Mais – comme on l’a montré
plus haut – il s’agit bien d’une invention récente. Et
cependant, cette invention n’est pas née à partir de rien. Car
d’autres usages médiévaux sont parfaitement attestés : la bûche
de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d’un tronc assez gros
pour brûler toute la nuit; les cierges de Noël, d’une taille
propre à assurer le même résultat; la décoration des édifices
(depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec
des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin; enfin, et sans relation
aucune avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d’un
arbre surnaturel tout couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre
de Noël apparaît comme une solution syncré- [p. 1579] tique,
c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences
jusqu’alors données à l’état disjoint: arbre magique, feu,
lumière durable, verdure persistante.
Inversement,
le Père Noël est, sous sa forme actuelle, une création moderne; et
plus récente encore la croyance (qui oblige le Danemark à tenir un
bureau postal spécial pour répondre à la correspondance de tous
les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession
danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de
rennes. On dit même que cet aspect de la légende s’est surtout
développé au cours de la dernière guerre, en raison du
stationnement de certaines forces américaines en Islande et au
Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard, puisque
des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de
rennes promenés à l’occasion des danses de Noël, cela
antérieurement à toute croyance au Père Noël et plus encore à la
formation de sa légende.
De
très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres
sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer,
transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de
spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de
mots, la renaissance de Noël. Pourquoi donc suscite-t-elle une
pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père
Noël que se concentre l’animosité de certains ?
***
Le
Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe
blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il
voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un
vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité
des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie
convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse?
Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui
rende compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas
non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit
semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel
[p. 1580] et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini
par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt
de la famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la
part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de
lettres et de prières; il récompense les bons et prive les
méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre
société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit
d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père
Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas
en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils
entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le
Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut
différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents
et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un
vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont
étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de
passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en
effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois
aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par
l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement
entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de
dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des
jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de
façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment,
par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le
Père Noël et les katchina
des
Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et
masqués incarnent des dieux et des ancêtres; ils reviennent
périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou
récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne
reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement
traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même
famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à
l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est
extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles
qui
proscrivent aujourd’hui l’appel à des « katchina » punitives
aient abouti à exalter le personnage bienveillant du [p. 1581] Père
Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et
rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la
même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de
rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël
n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église
a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement
mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
Il
est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les
sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à
maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant
toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour
rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur
sagesse; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux
sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à
réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit
à
exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater
les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les
enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si
impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer
une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à
les contenir et à les limiter? On voit tout de suite que la croyance
au Père Noël n’est pas seulement une mystification
infligée
plaisamment par les adultes aux enfants; c’est, dans une très
large mesure, le résultat d’une transaction
fort
onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier
comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous
décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit, elles furent
jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange
entre
deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre,
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a
gooding c’est-à-dire
quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs
de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la
même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour
quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en
femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas,
non-initiés. [p. 1582]
Or,
il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on
n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire
plus profondément leur nature que les considérations utilitaires
évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel
des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé.
Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des
personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils
les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence?
Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du
rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine
met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont
les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans
une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina
sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie
après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens
actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte
que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en
partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés
de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles
restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les
représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les
enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas,
d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que
c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont
les
katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils
représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue
une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les
masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts;
avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous
croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les
rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société
se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas
purement un état de privation, défini par l’ignorance,
l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre
initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport [p.
1583] complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les
morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles
sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car
la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme
dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à
l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des
super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les
initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter
les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade
ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour.
Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient
de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où
les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une
sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en
évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une
opposition plus profonde entre morts et vivants.
***
Nous
sommes arrivés à la conclusion qui précède par une analyse
purement synchronique de la fonction de certains rituels et du
contenu des mythes qui servent à les fonder. Mais une analyse
diachronique nous aurait conduit [sic] au même résultat. Car il est
généralement admis par les historiens des religions et par les
folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans
cet Abbé de Liesse, Abbas
Stultorum,
Abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord
of Misrule,
tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël
et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de
l’époque romaine. Or, les Saturnales étaient la fête des larvae
c’est-à-dire
des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le
vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant
d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants;
le Julebok scandinave, démon cornu du monde souterrain porteur de
cadeaux aux enfants; Saint Nicolas qui les ressuscite et les comble
de présents, enfin les katchina, enfants précocement morts qui
renoncent à leur [p. 1584] rôle de tueuses d’enfants pour devenir
alternativement dispensatrices de châtiments ou de cadeaux. Ajoutons
que, comme les katchina, le prototype archaïque de Saturne est un
dieu de la germination. En fait, le personnage moderne de Santa Claus
ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs
personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation
de Saint Nicolas, Saint Nicolas même, à la fête duquel remontent
directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux
cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre; la Saint
Nicolas a lieu le 6 décembre; les évêques- enfants étaient élus
le jour des Saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre. Le Jul
scandinave était célébré en décembre. Nous sommes directement
renvoyés à la libertas
decembris dont
parle Horace et que, dès le XVIIIe siècle, du Tillot avait invoquée
pour relier Noël aux Saturnales.
Les
explications par survivance sont toujours incomplètes; car les
coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles
subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité
historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du
présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens
Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est
précisément parce que l’absence de toute relation historique
concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte
certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre
bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas
seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de
conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie
en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël
ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement
inexplicable et dépourvu de signification; mais elles fournissent un
matériel comparatif utile pour dégager le sens profond
d’institutions récurrentes.
Il
n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de
Noël ressemblent aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de
supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25
décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa
commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient [p. 1585]
primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire,
s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En
fait, depuis l’Antiquité jusqu’au moyen âge, les « fêtes de
décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la décoration
des édifices avec des plantes vertes; ensuite les cadeaux échangés,
ou donnés aux enfants; la gaîté et les festins; enfin la
fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les
serviteurs.
Quand
on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure
également frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la
Noël médiévale offre deux caractères syncrétiques et opposés.
C’est d’abord un rassemblement et une communion : la distinction
entre les classes et les états est temporairement abolie, esclaves
ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres et ceux-ci
deviennent leurs domestiques; les tables, richement garnies, sont
ouvertes à tous; les sexes échangent les vêtements. Mais en même
temps, le groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue
en corps autonome, elle élit son souverain, abbé de la jeunesse,
ou, comme en Écosse, abbot of
unreason;
et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite
déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du
reste de la population et dont nous savons que, jusqu’à la
Renaissance, ils prenaient les formes les plus extrêmes : blasphème,
vol, viol et même meurtre. Pendant la Noël comme pendant les
Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de
solidarité accrue et
d’antagonisme exacerbé et
ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions
corrélatives. Le personnage de l’Abbé de Liesse effectue une
sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est reconnu et même
intronisé par les autorités régulières; sa mission est de
commander les excès tout en les contenant dans certaines limites.
Quel rapport y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le
personnage et la fonction du Père Noël, son lointain descendant?
Il
faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et
le point de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le
Père Noël de l’Europe occidentale, sa prédilection pour les
cheminées et pour les chaussures, résultent pure- [p. 1586] ment et
simplement d’un déplacement récent de la fête de Saint Nicolas,
assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard.
Cela nous explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard; mais
seulement en partie, car les transformations sont plus systématiques
que le hasard des connexions historiques et calendaires ne réussirait
à le faire admettre. Un personnage réel est devenu un personnage
mythique; une émanation de la jeunesse, symbolisant son antagonisme
par rapport aux adultes, s’est changée en symbole de l’âge mûr
dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la jeunesse;
l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne
conduite. Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se
substituent les parents se cachant sous une fausse barbe pour combler
les enfants. Le médiateur imaginaire remplace le médiateur réel,
et en même temps qu’il change de nature, il se met à fonctionner
dans l’autre sens.
Écartons
tout de suite un ordre de considérations qui ne sont pas
essentielles au débat mais qui risquent d’entretenir la confusion.
La « jeunesse » a largement disparu, en tant que classe d’âge,
de la société contemporaine (bien qu’on assiste depuis quelques
années à certaines tentatives de reconstitution dont il est trop
tôt pour savoir ce qu’elles donneront). Un rituel qui se
distribuait jadis entre trois groupes de protagonistes : petits
enfants, jeunesse, adultes, n’en implique plus aujourd’hui que
deux (au moins en ce qui concerne Noël) : les adultes et les
enfants. La « déraison » de Noël a donc largement perdu son point
d’appui; elle s’est déplacée, et en même temps atténuée :
dans le groupe des adultes elle survit seulement, pendant le
Réveillon au cabaret et, durant la nuit de la Saint Sylvestre, sur
Time Square. Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au
moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente
expectative la descente de leurs jouets par la cheminée.
Généralement déguisés et formés en bandes que le vieux français
nomme, pour cette raison, « guisarts », ils vont de maison en
maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des
fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort [p.
1587] pour faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en
Écosse ils chantent ce couplet :
Rise
up, good wife, and be no’ swier (lazy) To deal your bread as long’s
you’re here; The time will come when you’ll be dead,And neither
want nor meal nor bread (1)
Si
même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle,
non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs
en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de
l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas
limitées à Noël (2).
Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne,
où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des
vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la
Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec
les quêtes, également costumées, de la fête de Saint Nicolas qui
ressuscita les enfants morts; et leur caractère est encore mieux
marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even –
devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où,
aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés
en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que
ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le
progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui
marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc,
sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les
principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite
menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus
vivendi avec
les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin
le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de
cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au
prochain automne. Il est révélateur que les [p. 1588] pays latins
et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur
la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la
relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers
en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les
enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de
Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur
vitalité.
***
Dès
lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël
s’éclairent: pendant trois mois, la visite des morts chez les
vivants s’était faite de plus en plus insistante et oppressive.
Pour le jour de leur congé, on peut donc se permettre de les fêter
et de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement,
ou, comme dit si fidèlement l’anglais, to
raise hell.
Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants,
sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont
incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de
cette altérité qui
est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des
vivants? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les
esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la
fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité
des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En
fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les
mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du
réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités
tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des
anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas
surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes
à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des
autres, puisque le fait d’être autre est la première image
approchée que nous puissions nous faire de la mort.
Nous
voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au
début de cette étude. Pourquoi le personnage du [p. 1589] Père
Noël se développe-t-il, et pourquoi l’Église observe-t-elle ce
développement avec inquiétude?
On
a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que
l’antithèse, de l’Abbé de Déraison. Cette transformation est
d’abord l’indice d’une amélioration de nos rapports avec la
mort; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte [sic] avec elle,
de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des
lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de
bienveillance un peu dédaigneuse; nous pouvons être généreux,
prendre l’initiative, puisqu’il ne s’agit plus que de lui
offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des
symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et
vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on
dirait au contraire qu’il ne s’en développe que mieux; cette
contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre
attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos
contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle
des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente,
par elle- même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de
sécheresse et de privation. Interrogeons- nous sur le soin tendre
que nous prenons du Père Noël; sur les précautions et les
sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact
auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille
toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une
générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée;
en un bref intervalle durant lequel sont suspendus [sic] toute
crainte, toute envie et toute amertume? Sans doute ne pouvons-nous
partager pleinement l’illusion; mais ce qui justifie nos efforts,
c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins
l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces
jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs
jouets viennent de l’au- delà apporte un alibi au secret mouvement
qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte
de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent
un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste
d’abord à ne pas mourir.
Avec
beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une [p. 1590] fois
que la grande différence entre religions antiques et religions
modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis
que les chrétiens prient pour les morts » (3).
Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière
toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus,
nous adressons aux petits enfants – incarnations traditionnelles
des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à
nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les
fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions
d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas
tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion
le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme
chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut
pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en
terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des
Saturnales au Bonhomme Noël; en cours de route, un trait essentiel –
le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être
définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des
Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien
qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant
un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur
l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le
héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le
moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre
fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que
restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques
millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés,
sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité.
(1)
Cit.
par J. Brand, Observations on Popular Antiquities, n. éd., London,
1900, p. 243.
(2)
Voir sur ce point A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres
de vie, Paris, 1948, p. 92,. 122 et passim
(3)
S. Reinach, L’Origine des prières pour les morts, dans : Cultes,
Mythes, Religions, Paris, 1905, Tome I, p.319.
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